Copie des pages 355 à 364 du Bulletin Administratif ( publication mensuelle N°8 – Août 1887 )
publié par la SOCIETE DES ANCIENS ELEVES

DES
ECOLES NATIONALES D’ARTS ET METIERS

 

Imprimé à Paris en 1887 – Imprimerie CHAIX 20 rue Bergere

NOTICES NECROLOGIQUES                                          

BARRET ( Louis )

Aix 1844-1847

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Un Sociétaire que nous considérions tous, à bon droit, comme l'un des plus éminents parmi les Anciens Élèves des Écoles d'Arts et Métiers vient de nous être prématurément ravi .

M. Barret, ingénieur des Docks de Marseille depuis près de trente ans, qui s’était signalé dès longtemps à l'attention des spécialistes du monde savant par ses remarquables travaux sur l'hydraulique maritime, est décédé à Marseille le 13 juillet dernier (1887)

Sa mort qui fait un vide cruel et irréparable dans sa famille, est une grande perte pour la science qu'il  honorait, pour la Compagnie qui utilisait ses services, et pour les nombreux amis qui appréciaient ses hautes qualités de cœur et d'esprit.

Nous, son camarade de promotion à l'École d 'Aix, qui avons souvent été à ses côtés dans les diverses phases de son honorable carrière industrielle, nous avons un pieux devoir à remplir envers la mémoire de cet ami des bons et des mauvais jours.

Nous avons à rappeler à nos Camarades ce que fut cette intelligence d'élite, cet infatigable et fécond travailleur, cet ingénieur qui a puisé uniquement à nos Écoles les principes qu'il a si largement développés ensuite par un labeur incessant, et par les ressources d'une imagination féconde et fertile.

Le vrai savant est modeste . La vie entière de Barret est la pleine confirmation de cette vérité . Son désintéressement n'avait d'égal qu'une modestie que nous avons souvent trouvée exagérée, et que nous avons vainement combattue.

Absolument étranger aux préoccupations d'ordre personnel, ses pensées étaient constamment dirigées vers les études et les grands travaux qui avaient acquis à son nom une célébrité européenne, sans qu'il ait jamais recherché les avantages et les profits qu'ils devaient légitimement lui assurer.

Pour donner une idée complète de L'étendue et de l'importance de ses travaux, nous ne saurions mieux faire que de reproduire in extenso, le remarquable discours prononcé sur sa tombe par M. Gueirard, ingénieur en chef du service spécial maritime :

                        

                         «   Messieurs,

 

»  Il y a deux jours à peine j'étais encore avec mon excellent ami, M. Barret, à discuter certains détails d'exécution d'un des plus importants ouvrages qu'il ait construits, le grand pont actuellement en voie d'achèvement sur la passe d'Arenc à l'entrée des bassins des Docks : faut-il qu'aujourd'hui j'aie à lui adresser le suprême adieu! Dieu est parfois bien cruel en ses dessein !

»  M. Louis Barret est né le 6 janvier 1828 à Tournemire, dans le département de l'Aveyron. Après de brillantes études, à l'école d'Arts et Métiers d'Aix il en sortît dans les premiers rangs. Peu après, il débutait comme ingénieur dans les ateliers de construction de navires de M. Ch. Reynaud, à Cette et de là aux ateliers des Forges et Chantiers de là Méditerranée à la Seyne. C'était, il y a trente ans moment où l'art des constructions navales entrait dans la voie de transformations qui devait aboutir aux immenses progrès qui ont été réalisés depuis : M. Barret, très jeune encore, il n'avait pas trente ans, se faisait remarquer par la justesse de ses conceptions ; naguère encore, quand la maladie l'étreignait, il me montrait souvent, avec amour, le premier plan de navire qu'il avait tracé, comme s'il eut voulu se nourrir des souvenirs du passé, sentant que l'avenir allait lui échapper.

» C'est à La Seyne que M. Talabot est venu le chercher pour lui confier la direction des travaux de construction des Docks et entrepôts de Marseille .

» Entré en 1859 au service de la Compagnie des Docks, M. Barret n'a cessé depuis lors de lui appartenir, et, dans ce long espace de temps, il a successivement fait exécuter toute la partie métallique des superbes installations que possède cette Compagnie, notamment les machines et les appareils de manutention qui sont actionnés par l'eau sous pression. C'est lui qui a conçu et fait construire tous les ouvrages que la Compagnie des Docks était chargée d'établir pour le fonctionnement des bassins de radoub du port de Marseille, les bateaux-portes, les machines d'épuisement des formes et le grand pont métallique tournant sur pivot hydraulique . Toutes ces installations fonctionnent avec une régularité admirable ; elles ont contribué pour une très large part à faire des Docks de Marseille un établissement modèle. La Compagnie conçoit l'immensité de la perte qu'elle vient de faire.

»  M. Barret avait acquis une grande expérience dans la construction des appareils mus par l'eau sous pression ; il s'était fait une spécialité que tout le monde lui reconnaissait et dans laquelle il occupait le premier rang.

» L'industrie lui a confié l'étude d'une foule d'installations d'appareils de ce genre : les monte-charges, les grues et les autres appareils Hydrau­liques des Forges et des Hauts Fourneaux de Pompey, et de Neuves-Maisons dans le département de Meurthe-et-Moselle, des Forges de Bessèges dans le Gard, des Aciéries de Denain dans le Nord, etc. Les ingénieurs de l'État, en France, se sont maintes fois adressés à lui pour l'étude de l'outillage des ports maritimes et des canaux quand ils ont pensé que l'emploi de l'eau sous pression pouvait faciliter la solution des questions techniques dont l'étude leur était confiée. C'est à lui que l'on doit les grands déversoirs du nouveau bassin de chasse du port de Honfleur ; les appareils de manœuvre des écluses et ponts du port du Havre, du port de Saint-Malo, les appareils de manœuvre des écluses de Bougival sur la Seine et du grand pont-tournant de l'abattoir dans le port de Marseille. Je connais les études fort remarquables qu'il a présentées pour l'installation d'appareils hydrauliques de manœuvre dans les ports de Saint-Nazaire, de Cherbourg, de Calais, sur divers canaux et rivières, la Seine notamment. A cette occasion, M. Barret a imaginé une foule d'appareils extrêmement ingénieux qui sont susceptibles de rendre de très grands services.

» C'est M. Barret qui est l'auteur du projet du pont-tournant colossal que la Compagnie des Docks de Marseille fait construire en ce moment sur la passe d’Arenc à l'entrée de ses bassins. Cet ouvrage est le plus important: de ce genre qui existe au monde ; il se distingue par des dispositions nouvelles très intéressantes : ce sera un nouveau succès pour la mémoire hélas ! de l'ingénieur que nous pleurons.

» D'aussi beaux travaux, d'aussi remarquables études appelaient une récompense. M. Barret était trop modeste pour la solliciter. En 1884, la croix de la Légion d'honneur lui était décernée sur le rapport du ministre des travaux publics. Cette nomination a été acclamée à Marseille et partout dans le monde des ingénieurs et des constructeurs. Nul plus que moi n'a applaudi à cette distinction que je savais si méritée et je me rappellerai toujours avec quel bonheur j'ai procédé à la réception de mon digne ami dans l'ordre de la Légion d'honneur. 

» M. Talabot qui se connaissait en hommes, avait bien vite deviné les qualités éminentes et précieuses qui distinguaient M. Barret, et plusieurs fois il lui avait confié des missions et des études fort délicates. Il y a vingt et des années, il le chargeait d'aller étudier en Angleterre les premiers essais qui avaient été faits pour l'emploi de l'acier dans la fabrication des rails de chemins de fer.  Dès cette époque, M. Talabot se l'était attaché et, jusqu'à sa mort, il n'a cessé d'en faire son ingénieur privé, son conseiller intime !

» Les constructeurs français se disputaient sa collaboration. Les étrangers avaient souvent recours à son savoir . Il y a vingt ans, M. Barret était appelé en Russie par la Compagnie Poutiloff pour des études de port à Odessa et à Saint-Pétersbourg, il y a une quinzaine d'années en 1873, c'était en Turquie ; on lui avait demandé l'étude des disposi­tions à prévoir pour l'exploitation des ports projetés à Constantinople, à Varna, à Salonique et à Dédéagh. Nul mieux que lui ne connaissait alors la question de l'exploitation des ports. La note très substantielle qu'il a publiée en 1872 sur l'aménagement des ports de commerce restera comme un des guides les, plus complets et les plus surs que les ingénieurs puissent consulter toujours avec fruit . Le gouvernement autrichien lui avait demandé, dans ces dernières années, des études du même genre pour les ports de Fiume et de Trieste. Les nombreuses distinctions qu'il a obtenues malgré sa modestie , les croix de l'ordre de la couronne d'Italie, de Léopold de Belgique, du Mérite d'Autriche de la couronne de Prusse, disent assez combien ses travaux étaient estimés.     

Quelle belle intelligence, Messieurs ? Aucune difficulté n'arrêtait M. l'ingénieur Barret. Tous les ingénieurs qui l'ont approché ont remarqué avec quelle facilité, avec quelle aisance il abordait par les calculs, les problèmes de construction les plus délicats comme les plus ardus. A la théorie, il savait joindre la pratique sage, celle qui consiste à s'aider de l'expérience directe pour vérifier des conceptions théoriques nées de calculs toujours approximatifs et de pures hypothèses. C'est à lui, que l'on doit les premières expériences qui aient été faites sur les appareils mus par l'eau sous pression et dont les résultats sont encore aujourd'hui les seules données précises dont on dispose pour l'étude raisonnée de ces appareils. Les belles expériences sur le frottement des liquides dans les conduites ont une valeur considérable : elles ont révélé aux savants, en même temps que des faits nouveaux, une méthode d'expérimentation très ingénieuse, susceptible de très nombreuses applications et dont l'invention lui fait le plus grand honneur:

» Son ardeur au travail avait été remarquée, était citée déjà à l'École d'Arts et Métiers d'Aix ;  un de ses anciens professeurs me la vantait encore il a quelques jours à peine. M. Barret avait la passion du travail, et c'est cette passion qui l'a tué, malgré sa constitution si robuste. Pendant tout le cours de sa maladie, rien, personne ne pouvait l'arracher à ses travaux. Les médecins lui ordonnaient  le repos absolu et la chambre ; quand il se sentait la force de descendre à son bureau, malgré les supplications de sa famille et de ses amis, il trompait la surveillance des médecins pour aller s'asseoir à cette même table de travail où je l'avais connu il y a vingt ans et où je l'ai laissé il y a deux jours. C'est là que la mort est venue le frapper : il a fallu l'arracher de force à ses travaux pour le transporter dans sa chambre où, trois heures après, il expirait, entouré de tous ses enfants, après avoir reçu les secours de la religion.

Ce nom de Barret sera comme celui de l’un des ingénieurs les plus remarquables qu'ait produits l'époque actuelle.

» L'homme, Messieurs, vous le connaissez. Son extrême bonté, sa parfaite obligeance resteront comme proverbiales : tous ceux qui l'ont approché pouvaient se croire ses amis; quelqu'un lui a-t-il jamais connu un ennemi ? Il adorait sa famille : rien n'égalait la joie qu'il éprouvait quand, après une journée de labeur, sa tâche accomplie, il se retrouvait au milieu des siens. Sa charité, Messieurs, le monde ne la connaît guère, parce qu'il était trop modeste, les regrets des pauvres le diront assez:

» La mort cruelle est venue, hélas ! briser brusquement une carrière si bien remplie à un âge qui nous laissait encore de brillantes espérances, nous priver prématurément d'un excellent ami et plonger dans. l'affliction une femme, des frères et sœurs et des enfants chéris.

»  Puissent nos profonds regrets et les témoignages de notre sympathie apporter quelque adoucissement à leur immense douleur.

» Adieu, au nom de tous, mon cher Barret, mon cher ami, adieu. »

 

Tel fut, et l'on ne saurait mieux dire, l'ancien élève qui faisait tant d'honneur à nos écoles, l'éminent Camarade dont nous avons toujours été honoré d'être l'ami.

Notre Société tout entière s'associe de cœur à l'éloge éloquent et très mérité que nous venons de citer ; et elle prie M. Gueirard d'en accepter tous ses remerciements.

Quant à la famille si cruellement frappée, nous lui renouvelons l'expression sincère de douloureuse sympathie que nous lui avons adressée dès les premiers jours.

 

Paris, août 1887.

                       TROTABAS

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