Préface de M. Jacques Bousquet, Archiviste départemental |
ERUDITION ET RELIGION
L'ouvrage que M. l'abbé Bourdoncle se décide enfin à livrer au public est le résultat d'un long travail et d'immenses dépouillements. Comme l'écrivait, le 27 mars 1845, notre grand historien Alexis Monteil à l'abbé Bousquet, curé de Buzeins et lui aussi excellent travailleur pour les recherches historiques « il faut avoir du courage : le courage ne suffit pas, il faut avoir de l'obstination ». Ces qualités n'ont pas manqué à l'historien de Notre-Dame de Gironde. Les études d'aspect au premier abord assez limité sont souvent celles qui nécessitent le plus d'efforts, car il faut parcourir de nombreux ouvrages ou documents pour trouver le petit détail qui seul concerne directement le sujet envisagé. On sera étonné du nombre de références, toutes scrupuleusement indiquées, qui permettent la vérification par les textes du moindre détail. On admirera la façon dont ces détails s'entrecroisent et s'enchaînent pour donner à l'ouvrage, le grain serré de l'étoffe soigneusement tissée. Travail d'artisan, travail de temps et de patience que celui de l'érudit. II doit pourtant savoir aussi s'élever au-dessus de son ouvrage, dégager les traits généraux de l'évolution à travers le fouillis des cas particuliers, faire les comparaisons les plus étendues dans les domaines les plus différents. Pour la monographie d'un pèlerinage, trois aspects doivent être envisagés : site et histoire, archéologie (monument et objets d'art), religion et dévotion, celui-ci le plus difficile. M. l'abbé Bourdoncle n'a failli pour aucun.
Il a d'abord situé dans l'espace et le temps la chapelle qui lui est chère. Il aurait pu, en utilisant la masse de documentation par lui réunie, s'étendre bien davantage, mais il a su se borner. Il était pourtant bien nécessaire de retracer comme il l'a fait, avec sobriété et précision, l'histoire de la paroisse du Port - d'Agrès, du château de Gironde et de ses seigneurs. Particulièrement précieuses nous sont les indications concernant le rattachement à la grande abbaye de Conques de la paroisse de St-Saturnin « ad portum Acri ». M. Bourdoncle a eu la prudence de s'abstenir d'hypothèses sur le sens assez douteux de ce toponyme, que l'on retrouve pour des localités de l'Hérault, du Tarn et du Tarn-et-Garonne et qui est aussi en Quercy un nom de personne. Il nous indique du moins la présence d'un arrêt de la navigation commerciale sur le Lot, dès la plus haute époque, tandis que le patronage de saint Sernin (qui est celui de neuf autres paroisses en Aveyron) marque une christianisation ancienne et peut-être un rattachement primitif à la grande abbaye de Toulouse. C'est en 819 que le fils de Charlemagne, Louis-le-Pieux, en fit don à Conques, et l'acte qui en fait mention est aussi la première charte authentique des privilèges de cette abbaye, qui paraît avoir connu son véritable développement seulement après cette date. Avis aux érudits moins prudents à qui les splendeurs du fameux trésor et le miracle de sa conservation risquent de faire exagérer par trop la place chronologique et géographique du culte de sainte Foy dans l'occident carolingien. La prise de possession du port d'Agrès correspond au désir de l'abbaye de mettre pied sur une voie de circulation. Cette même politique devait provoquer en 839 la création de la succursale de Figeac, dangereuse voisine qui faillit éclipser l'abbaye mère. Que ce même parcours ait été celui des pèlerins de Saint-Jacques de Compostelle, ce n'est pas douteux, mais M. Bourdoncle a bien fait de ne pas trop chercher à en préciser le détail, car ces touristes du passé suivaient volontiers le chemin des écoliers, au gré de leur fantaisie et de l'attraction de tel ou tel saint ou relique. Et l'on sait les fluctuations de ce genre de culte, soumis à une mode quelque peu capricieuse. La dévotion à Notre-Dame de Gironde doit être rattachée directement au château de ce nom, à sa chapelle et à ses seigneurs. La position du rocher dominant le Lot a dû tenter très anciennement aussi bien les guerriers soucieux d'un refuge que les dévots cherchant un lieu élevé pour prier. Personnage de premier plan dans notre histoire, Bégon II Bertrand qui en fondant, le 5 mai 1428, dans la chapelle de son château une chapellenie, c'est-à-dire un service régulier de culte, marque à la fois l'existence d'une dévotion particulière et l'intérêt qu'il y portait. Sa famille ne s'était installée à Gironde, sans doute par achat, qu'entre 1363 et 1375, et elle dut sans doute sa première fortune aux fonctions de bailli du paréage de Rodez (justice commune à l'évêque et au comte) exercées par Bégon I Bertrand (au moins de 1386 à 1389). Antoine de Castelnau-Bretenoux, suzerain de Gironde, chassa du château Bégon II, petit-fils du précédent, pendant sa minorité, comme inapte à le défendre. Celui-ci partit s'aguerrir en Italie en servant sous quelque condottiere, il en revint avec assez d'argent pour récupérer son fort et un précieux reliquaire pour sa chapelle, malheureusement perdu. Le texte original de sa donation est publié intégralement en pièce justificative, et c'est un document particulièrement précieux. C'est en ce même mois de mai 1428 que sainte Jeanne d'Arc s'en allait à Vaucouleurs trouver un autre homme d'armes, le sire de Baudricourt. La dévotion du seigneur de Gironde ne se trouva-t-elle pas accrue par la « grand pitié » qui régnait alors au royaume de France?
La documentation archéologique vient souvent à point pour étayer et compléter les textes, à condition qu'on l'utilise prudemment. M. l'abbé Bourdoncle n'y a pas manqué en toute occasion. Nous n'avons plus le reliquaire italien de Bégon Bertrand, mais un autre, très intéressant, pour tenter de nous consoler. M. de Gauléjac a pu, grâce aux poinçons qui y sont insculpés, le rattacher au grand atelier d'orfèvrerie des Rayronie de Rodez (2e moitié du XVe siècle; ils furent tous deux surnommés Chiron, comme le centaure précepteur d'Achille, par une curieuse influence du pré humanisme), qui furent aussi les auteurs de l'admirable croix pédiculée de Salles-Curan, chef-d’œuvre du baroquisme flamboyant en Rouergue. A côté des grandes œuvres d'art, l'érudition minutieuse de notre auteur n'a pas négligé les humbles artisans qui ont contribué à rajeunir la chapelle. J. Boulouis, menuisier-sculpteur de Trémouilles, fut l'auteur du nouvel autel en 1888 (et de nombreux autres où il est intéressant d'étudier, pour la dernière fois peut-être chez nous, la lutte entre la qualité artisanale et les regrettables influences de la mode parisienne et sulpicienne). En 1890, le chœur fut décoré par Fedele Ondolo, peintre italien demeurant à Rodez. Humble héritier des grands fresquistes du Quattrocento, il était aussi l'ultime représentant de la grande tradition d'émigration artistique qui lança du XVe au XIXe siècle vers la péninsule et vers Rome tant d'artiste, apprentis de tout l'occident, tandis que la grande maîtresse d'art diffusait elle-même ses préceptes par les émissaires ambulants qu'elle envoyait un peu partout. J'ai été heureux de retrouver à Gironde un modeste élément de ce grand sujet que j'ai particulièrement étudié.
Mais la pièce archéologique la plus importante et la plus ancienne est la statue de culte, dont le caractère archaïque nous confirme l'existence d'une dévotion bien antérieure à la fondation de Bégon Bertrand. Ayant eu l'occasion lors de l'ostension des Madones du Rouergue en 1951, puis sur la demande spéciale de M. l'abbé Bourdoncle, d'en étudier les détails quelque peu offusqués par les restaurations, j'ai pu la situer, comme celles de Grandvabre et surtout de Ceignac avec lesquelles elle offre de nettes parentés de composition et de style, dans la seconde moitié du XIIIe siècle. Postérieure donc aux vierges noires romanes, d'Estables et de Lenne, postérieure aussi à la crise albigeoise qui entraîne une si forte coupure pour la civilisation et l'art méridional avec l'entrée massive de l'influence des français du Nord, la madone de Gironde marque pour l'archéologue un des tournants essentiels de l'évolution historique. Doit-on craindre que ces précisions matérielles nuisent à la valeur mystique de la statue comme de son culte? M. l'abbé Bourdoncle ne l'a pas cru et il a su très bien limiter ou plutôt associer les différents domaines en marquant soigneusement les points où, comme il le dit lui--même avec la satisfaction du chercheur sérieux, « la tradition cède la place à l'histoire ». Domaine différents qu'il est dangereux de faire empiéter l'un sur l'autre en leur demandant plus qu'ils ne peuvent donner. Le tort est égal, de chercher la précision historique pour les époques où elle nous fait défaut, comme de vouloir en minimiser la portée quand elle existe. Il n'y a rien d'étonnant que la première mention d'une confrérie de Notre-Dame de Gironde remonte seulement à 1571. Lacune des documents toujours trop mal conservés par ceux mêmes qui se disent épris de traditions, mais non des faits. Cette date, comme celle de 1428, comme celle des alentours de 1300 que nous donne la madone, marque une étape, le renouvellement constant qui fait suite à de mystérieuses origines. Pourquoi dissimulerait-on que les longs procès entre les seigneurs et les chapelains ou prieurs ont eu des causes purement intéressées? L'avidité à se disputer les revenus de la chapelle n'en souligne-t-elle pas l'importance comme lieu de dévotion? On peut penser que les propriétaires laïcs n'auraient pas dû avoir de droits, mais n'étaient-ils pas les fondateurs et propriétaires et ceux qui se chargeaient de l'entretien? On doit reconnaître que la visite pastorale de 1739 souligne le mauvais, état de la chapelle et le peu d'intérêt que lui portaient l'un et l'autre pouvoir. Reflet d'une époque, et on pourrait analyser les raisons, pauvreté du pays, absentéisme des autorités. Ces réalités une fois perçues avec sérénité, d'autres vérités n'en restent pas moins accessibles : la continuité au cours des siècles de la procession de l'Ascension, du grand pèlerinage du 15 août. Faisant peut-être trop belle la part de l'histoire, M. Bourdoncle y voit la preuve de la «Mémoire de la race ». C'est au moins celle de la résurgence à chaque génération d'un besoin mystique profond. Et, n'est pas le moins admirable le pèlerinage du curé érudit et pieux qui tous les jeudis monte dire la messe à la chapelle qu'il a faite sienne par sa science en même temps que par sa foi. Mais fusion n'est pas confusion. Notre de Bonald l'avait déjà marqué : « Beaucoup de gens lisent dans l'histoire et écrivent sur l'histoire : peu de gens lisent et écrivent l'histoire ». M. l'abbé Bourdoncle fait partie de ce petit nombre d'écrivains, je lui souhaite beaucoup de lecteurs de la même qualité.
Jacques BOUSQUET, Ancien membre de l’Ecole française de Rome, |